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La Grande Médicine des Ojibways

Jean-Louis MICHON.

II "Les Mysteres de La Loge-Medicine"

La loge-médecine (Midéwigan, Midéwigamig ; anglais : Medicine lodge ou temple wigwam) est une image du monde ou, plutôt, elle est le monde luimême dont tous les éléments essentiels ont été rassemblés et ordonnés pour le sacrifice ; comme le dit justement W. Millier, « la hutte-médecine représente le corps du Grand Dieu » (2). Entre la voûte de branchages, image du ciel qui transparaît à travers elle, et la terre, gardée pure comme au premier jour de la création, entreront les hommes, à la fois auteurs et victimes de la consécration. Avant le début des rites, ils auront apporté toutes les richesses d'ici-bas et, après avoir fait quatre fois le tour de la loge, ils les auront disposées sur un échafaudage spécialement dressé. Car la remise des cadeaux fait partie de tous les rites indiens ; elle est la manifestation extérieure de la pureté des intentions, la marque indispensable de la confiance et du prix que l'on attache aux faveurs du Grand Esprit. Ainsi, le novice remet à ses initiateurs, qui sont les dépositaires de la Grâce divine, les biens essentiels à la vie : des couvertures pour se vêtir, des aliments pour entretenir la force corporelle, du tabac dont la fumée s'élèvera vers le ciel pour de nouvelles actions de grâce.

Pour les initiations aux premier, deuxième et troisième degrés, deux portes seulement sont ouvertes, à l'est et à l'ouest. Elles marquent les deux extrémités du grand axe de la loge, axe qui symbolise lavie humaine de la naissance (l'orient) à la mort (l'occident, où les Indiens situent le paradis). Pour l'initiation au quatrième degré, celui dont le symbole est la croix, deux portes supplémentaires sont pratiquées, au nord et au sud, sur l'axe transversal de la nef. Ce deuxième axe forme avec le premier la croix, image de l'univers total.

Cette disposition architecturale est complétée, au moment des rites, par plusieurs arrangements liturgiques. On trouve tout d'abord, placée sur l'axe central de la loge, à proximité de l'entrée orientale, une grosse pierre ronde et aplatie.

Bien que tous les observateurs aient signalé l'existence de cette pierre, peu ont cherché à en préciser la valeur et la signification. Un fait est certain : elle est présente dans tous les rites d'initiation, à tous les degrés, et elle est non moins indispensable pour les rites de guérison, pendant lesquels le malade y reste constamment adossé.

Au voyageur allemand Kohi qui lui demandait une explication à propos de cet objet, un Midé donna cette réponse : « Vois » , dit-il en levant le doigt vers le ciel : « le Bon Esprit est là-haut et le Mauvais Esprit », ajouta-t-il en pointant le doigt vers la terre, « est là, en dessous de nous. La pierre est mise là pour lui ». Et Kohl faisait observer : « Je suppose donc que les blocs de pierre brute, du fait qu'ils sont la portion la plus grossière et la plus commune des éléments de la terre, représentent l'Esprit Mauvais, lequel joue un certain rôle dans les cérémonies, et que la pierre a été placée là comme une sorte de paratonnerre contre les esprits du monde inférieur. » (3).

L'ethnologue F. Densmore dit, d'autre part, que « cette pierre symbolise le pouvoir de la Midé comme moyen de défense, un homme ayant déclaré que la Midé est comme une pierre que l'on jette à un ennemi ». Il est curieux de constater combien cette remarque évoque le geste rituel des pèlerins musulmans qui, au lieu-dit Mina, lapident par sept fois le « Grand Shaïtan », lui-même représenté par une borne de pierre. La « pierre noire » de la Kaaba, à La Mecque, a évidemment en commun avec celle de la medicine-lodge son symbolisme central et axial ; comme cette dernière, elle est un réservoir d'influences célestes et, en même temps, selon l'interprétation commune, elle est dite « noircie par les péchés des hommes ».

Il s'agit donc bien, comme le pressentait Kohi, d'une sorte de « masse conductrice » dans laquelle l'Esprit du Mal (Matchi Manido) est comme retenu et empêché de nuire. Cependant, comme l'indiquait l'Indien par son geste et par ses paroles, cette pierre est aussi le point où le grand axe qui relie le ciel aux domaines infernaux prend contact avec la terre. De ce fait, elle est un centre, un lieu de rassemblement et de transformation. Sa moitié inférieure, qui touche le monde souterrain, représente la plus grande matérialité, la pesanteur intégrale, tandis que sa face supérieure reçoit l'influx d'en haut et se charge d'influences bénéfiques. A l'instar de l'âme humaine, elle est un champ de bataille où les forces obscures et les pouvoirs lumineux se livrent un perpétuel combat. D'où une pratique particulièrement éloquente : à un moment culminant du rituel d'initiation, tous les assistants s'approchent de la pierre et « soufflent » sur elle leur sac-médecine, comme ils le feraient sur un être humain. C'est seulement lorsqu'il juge que la purification de la pierre, c'est-à-dire, en fait celle du cœur des assistants, est effectivement réalisée que le medicine-man in charge passe au stade suivant du rite.

Le second objet liturgique rencontré sur l'axe central, en direction de l'ouest et à proximité immédiate de la pierre, est un rectangle d'étoffe posé à même le sol qui sert de nappe d'autel : sur lui sont exposés, au cours des rites initiatiques, les coquillages sacrés — les megis — dont nous reparlerons bientôt et, au dernier acte de ces rites, les présents que le nouvel initié remet aux officiants et à tous ses frères en religion.

Enfin, au lieu géométrique de la loge, est planté le poteau-médecine, symbole du grade que va acquérir l'initié. Parfois supérieurs, le nombre des poteaux correspond à l'ordre du grade et ils sont alors disposés d'est en ouest, en partant du centre de la loge, toujours le long de l'axe central. Ainsi, il y a deux poteaux pour le deuxième grade, trois pour le troisième et quatre pour le quatrième. Pour tous les assistants, le poteau-médecine est le rappel de la Présence de Kitchi Manido qui, selon une autre expression de Mûller, « siège sur le faîte du toit en berceau ». Pour le candidat, plus spécialement, il est le signe qu'il doit s'ouvrir à l'influence du Ciel ou, pour reprendre un symbolisme cher aux Peaux-Rouges et connu aussi dans les confréries d'archers du Maroc, de la Turquie et du Japon, qu'il doit se tenir dans la loge comme la flèche prête à partir droit vers le but, but qui est le Point non dimensionnel, l'Espace total, l'Univers, le Non-moi.

Pour animer ces images, lisons maintenant deux descriptions de rites d'initiation. La première est due au journaliste allemand Kohi qui a séjourné chez les Ojibways vers 1855 :

« D'un côté de la loge-médecine étaient assis les grands Midés, les principaux frères de l'ordre, les grands-prêtres, ou la faculté. Ils étaient à peu près une demi-douzaine et parmi eux se trouvaient plusieurs chefs dont j'avais fait la connaissance à La Pointe. J'en identifiai un à l'anneau d'argent qu'il portait dans son nez, ainsi qu'aux boucles d'oreilles pesant quelques livres qui pendaient de ses lobes distendus comme des grappes de raisin. Il semblait jouer le rôle principal.

« Lui faisant face était accroupi le père de l'enfant qui devait être reçu dans la Midé ou, comme nous dirions, baptisé. Le bébé, bien attaché sur sa planche-berceau, reposait sur l'herbe, tranquille et digne comme le sont habituellement les papooses. Pendant toute la journée, jamais il ne provoqua la moindre interruption inopportune, endurant toutes les cérémonies qui s'accomplissaient sur et autour de lui avec une équanimité qui me démontra avec évidence qu'il appartenait à cette race d'hommes qui, une fois adultes, savent endurer le martyre sans une plainte...

« Je ne puis donner une description critique de tout ce qui se passa ce jour-là, car je ne pus com prendre tout ce qui se disait et mes interprètes s'interrompaient de temps à autre. Un haut degré d'initiation est nécessaire pour comprendre tout le comment et le pourquoi des mystères indiens...

« Tout d'abord, mon vieux prophète à l'anneau nasal, véritable pilier du temple, dont l'apparence resta très solennelle pendant toute la cérémonie, prononça un discours. Il parlait avec volubilité, tantôt tendant le doigt vers le ciel, tantôt fixant des yeux les auditeurs. Plusieurs fois, il fit un mouvement au-dessus de leurs têtes, comme pour les bénir, à la façon des prêtres de toutes les nations et de toutes les églises. D'après ce qu'on me traduisit, il commença par adresser une prière au Grand Esprit ; puis il expliqua brièvement le motif de la réunion ; enfin, il conclut en souhaitant la bienvenue à tous les assistants, les grands Midés et frères, les « tantes et les oncles », les « sœurs et les cousins », donnant à tous sa bénédiction.

« Après ce discours, tous les Midés formèrent une procession, tandis que le père du novice et les hôtes se levaient et restaient appuyés contre les flancs du wigwam. Les prêtres marchaient l'un derrière l'autre, tenant leur sac-médecine dans la main droite. Ils les tenaient comme pour une charge, à la façon des Cosaques attaquant avec leur lance, et s'avançaient d'un trot rapide vers la victime qu'ils avaient choisie. Pendant ce temps, le tambour était battu puissamment et les calebasses remplies de pois ne cessaient de résonner. Les Midés accompagnaient leur marche d'une sorte de cri de guerre, dont la force augmentait avec leur allure et dont le rythme s'accélérait à mesure qu'ils s'approchaient de leur victime, à peu près comme ceci : Ho ! ho ! — hohohoho ! — o ! o ! o ! o ! o !

« Lorsqu'il arrivait près d'un des hôtes, le Midé dardait sur lui son sac et l'assailli tombait immédiatement, restant étendu sur le sol. Les Canadiens français qui ont généralement le mieux traduit les termes indiens appellent cette opération « tirer » ou « souffler ».

« A peine le Midé avait-il jeté à terre son patient qu'il ralentissait son allure et son « hoho ! », faisait le tour de la loge, revenait en trottinant à sa place pour repartir encore une fois dès que son sac avait retrouvé suffisamment de force pour bousculer un autre patient. Comme chacun des sept ou huit prêtres était constamment en route, il ne fallut pas longtemps pour que tous les spectateurs s'écroulassent sur le sol, comme un château de cartes renversé par le vent... »
Kohl raconte ensuite comment l'enfant fut présenté à tous les membres présents, comment les danses, les chants et les processions se succédèrent toute la matinée. L'après-midi eut lieu le rite d'excrétion des coquillages : chacun des assistants, comme pris de convulsions, s'approchait du carré d'étoffe placé près de la fameuse « pierre noire » et, après quelques tentatives infructueuses, expulsait de sa bouche un coquillage qui tombait sur la nappe ; après quoi il repartait d'un pas léger, comme guéri et soulagé d'une maladie. Ce rite fut lui-même suivi d'une consécration, avec chants individuels et prières. Enfin, le soir venu, eut lieu la remise des cadeaux, ceux du père aux officiants, avec danse de remerciement exécutée par ces derniers, et ceux des officiants au père et à l'enfant, le tout couronné par un banquet collectif de maïs bouilli.

Un second récit est emprunté à l'ethnologue canadien Diamond Jenness qui l'a rédigé lors d'une enquête faite vers 1930 parmi les Ojibways de Parry Island, dans l'Ontario :

« Le grand prêtre ouvrit la cérémonie en battant un petit tambour à eau et en chantant. Dès qu'il eût terminé son chant, le candidat s'agenouilla devant lui et le dernier prêtre de la file, saisissant des deux mains son sac-médecine et criant Hwa hwa hwa hwa hwa, fit mine de le pousser dans la poitrine du jeune homme. Celui-ci frémit violemment, secoué par les mains du précepteur et de l'assistant. Puis le second prêtre « tira » sur lui, puis le troisième. Enfin, le grand prêtre « tira » aussi et il tomba en avant, comme mort ; mais lorsque les six prêtres déposèrent leurs sacs-médecine sur le dos du candidat, un coquillage sacré (megis) tomba de sa bouche et il manifesta des signes de revie.
Le grand prêtre dansa avec le coqui'lage autour de la loge, le montrant à chaque Midé et le remit dans la bouche de l'initié ; celui-ci retomba comme mort. Alors, les quatre prêtres marchèrent autour de lui et le touchèrent avec leurs sacs-médecine. Il revécut instantanément et, sur l'ordre du grand prêtre, se remit sur pied ».

« Le dernier acte de la cérémonie », toujours selon le même témoin, « est une pantomime avec les coquillages sacrés. Les prêtres les ayant sortis de leur sac font semblant de les avaler, les rejettent en toussant dans leur main et les montrent furtivement à leur compagnons en murmurant de faibles ho ho ho. Puis ils les cachent à nouveau dans leur sac et reprennent leur place (4). »

On aura remarqué, dans ces deux descriptions, le rôle très important que jouent les coquillages sacrés, les megis, et la façon dont ils sont utilisés. Le rituel s'accomplit dans un double mouvement. Dans un premier temps, le coquillage contenu dans le sac-médecine est projeté sur l'initié. C'est l'acte sacrificiel par excellence, le rite de la mort initiatique dont il a déjà été dit quelques mots à propos du sac-médecine. Dans un second temps, le mouvement est inverse : le coquillage qui est entré dans le corps de l'initié doit en ressortir ; d'où ce curieux rite d'extraction ou d'expulsion, au terme duquel l'objet sacré est présenté à la ronde dans un sentiment général d'allégresse et de vénération.

Ce double mouvement, centripète et centrifuge, a une signification profonde et universelle. L'homme est un être composite, à la fois ange et bête. Selon les mythes indiens comme dans la Genèse biblique, il a été créé le dernier des êtres de l'univers et, pour cette raison, il résume en lui toute la création. En outre, il a été rendu conscient de son origine divine et libre de s'y conformer. Selon l'orientation qu'il choisit dans sa vie, il est promu à la plus haute destinée — qui est de rencontrer son Père céleste — ou sujet à la plus grande déchéance.

La cause de toute déchéance réside dans le durcissement individualiste : l'homme s'enferme dans la carapace de son ego et se coupe ainsi des sources de la vraie connaissance, dont la nature est universelle. Cependant la parcelle de lumière — l'imago Dei — mise en lui dès l'origine, reste toujours présente. Même enfouie sous les attachements passionnels, elle attend, comme la Belle au Bois Dormant, d'être réveillé par l'attouchement de l'Amant divin.

Cet Amant est l'Esprit de Bonté — Djé ou Midé Manido — qui est l'émanation du Grand Esprit, la Vie universelle (Bémadis) immanente à tous les êtres, à toutes les formes de la nature, mais qui se communique à l'homme avec une évidence et une intensité particulières dans les rites de la Grande Médecine.

Ainsi, du point de vue de l'homme, il y a la divinité présente au fond de lui-même mais qui est retenue prisonnière par les murs de l'ego ; et il y a la divinité présente dans l'univers mais dont le rayonnement est empêché de pénétrer en nous parce qu'il se heurte à cette même paroi séparative. Or, c'est précisément ce dualisme entre le moi humain et le Soi divin — dualisme qui est la racine de notre misère et de notre ignorance — que les rites d'initiation visent à abolir, grâce notamment à l'instrument d'union sacramentelle qu'est le megis.

Le coquillage sacré est en effet le véhicule de la présence divine ; mieux encore, il est cette présence même faite coquille afin de pouvoir se communiquer à la matière grossière dont est faite notre corps et de réaliser sa transsubstantiation, sa transmutation en énergie spirituelle. Par le rite de projection, le coquillage rituel, d'extérieur qu'il était, devient intérieur à l'homme. C'est l'influence sacralisante, la vie universelle qui pénètre, non sans douleur, à travers l'écorce que nous lui opposons et qui vient tuer ce que saint Paul appelle le « vieil homme » ; cette mort est la condition sine qua non de la naissance de l'« homme nouveau », c'est-à-dire de l'émergence à la vie spi rituelle, laquelle marque aussi l'entrée de l'initié dans la communauté des croyants. L'instant de la mort initiatique coïncide avec celui de la seconde naissance par laquelle l'homme retrouve en son cœur, au moins virtuellement, le trésor caché de la connaissance mystique, le Royaume de Dieu en lui. Un effort d'objectivation lui est alors nécessaire pour ne pas s'approprier cette lumière, qui brille pour tous les hommes, et pour rendre grâce au Donateur suprême : il la réextériorise donc dans un geste d'éructation, suivi d'un geste de présentation ou d'offrande qui montre clairement à tous les assistants qu'en réalité les deux megis, celui du dehors et celui du dedans, n'étaient qu'un seul megis, une seule Présence.

(à suivre)

Jean-Louis MICHON

Notes

(1) Cf. E.T. n° 459.

(2) Les Religions amérindiennes, Paris, 1961.

(3) Kohi J. G., Kitchi Garni, Londres 1860. Rééd. Minneapolis, 1956.

(4) Jenness, Diamond, The Ojibway Indians of Parry Island, their social and religious life, Ottawa (1935).