Malgré les vicissitudes et les attaques incessantes dont elle a été l'objet pendant plusieurs siècles, la vieille religion des Ojibways — la Grande Médecine — encore pratiquée par plusieurs milliers de Peaux-Rouges, survit en plein milieu d'une des nations les plus « civilisées » du globe. L'ampleur et la profondeur de leurs rites et symboles nous apparaissent comme une expression parfaitement éloquente et adéquate de la Révélation universelle, une des Voies authentiques qui ont été tracées à l'homme pour communiquer avec l'invisible mais omniprésente Réalité divine.
Les Indiens Ojibways, ou Chippewas, sont une des grandes tribus de la famille algonquine, famille linguistique très importante puisqu'elle occupait jadis un immense territoire allant de Terre-Neuve aux Montagnes Rocheuses de la zone subarctique à l'Ohio et à la Virginie. Cette famille a donné des tribus dont la culture et le mode de vie se sont beaucoup diversifiés au cours des siècles. Il suffit de citer, par exemple, les Cheyennes, les Arapahos et les Blackfoot qui sont devenus des chasseurs des Plaines, vivant sous le tipi et dont l'économie était naguère centrée sur le bison ; les Shawnees qui étaient en partie trappeurs et chasseurs mais surtout des agriculteurs sédentaires, vivant dans le bassin de l'Ohio où ils avaient acclimaté des espèces de maïs qui sont devenues une des grandes richesses agricoles des Etats-Unis ; et, enfin, les Sauk et Fox, les Delawares et les Ojibways qui sont des Indiens de la Forêt et des Lacs : chasseurs, trappeurs, pêcheurs, vivant aussi de la cueillette et possédant des villages, au moins temporaires, près desquels ils cultivent souvent des jardins familiaux. Aux Etats-Unis, les Ojibways vivent aujourd'hui groupés dans des Réserves qui sont situées dans les régions mêmes qu'ils habitaient à l'arrivée des Blancs : territoires minuscules, morcelés, où la plupart du temps ils ne sont pas encore à l'abri des empiétements de l'homme Blanc mais où, en tout cas, ils peuvent tant bien que mal maintenir un mode de vie traditionnel auquel ils restent très attachés. Leurs principales ressources sont encore la chasse, la pêche, la récolte du sucre d'érable et celle du riz sauvage.
A l'écart des routes et en dehors de la saison du tourisme, la Réserve mène une existence dont bien des Américains ignorent tout. Et il s'y perpétue des traditions que les Peaux-Rouges préservent avec un soin jaloux et secret. La plus haute et la plus ancienne de ces traditions, chez les Ojibways, est celle de la Grande Médecine ou, pour l'appeler de son nom indien, la Midéwiwin, ou, plus simplement, la Midé. Le terme Midéwiwin désigne la religion ojibway ; il désigne également la Société de la Grande Médecine, c'est-à-dire l'ordre qui groupe tous les fidèles, initiés à la Midé.
Ces fidèles sont appelés Midéwininis, terme qui s'abrège également en Midé, et nous dirons donc que le Midé — ou Midéwinini — est l'adepte de la Midé — ou Midéwiwin.
Les termes « homme-médecine » (angl. medicine-man) et « chamane » seront employés ici comme synonymes pour désigner les Midéwininis qui, en raison de leurs aptitudes, de leur expérience religieuse et de leur degré de développement spirituel, exercent des fonctions d'instructeur et de pontife dans la Midé. Les Ojibways n'ont pas de terme pour les désigner spécifiquement et parlent simplement de « Midé initiateur », par opposition au « candidat » ou « chercheur de vie » qui est le novice en attente de l'initiation.
Le temple, enfin, où se réunissent les Midéwininis est le Midéwigamig (« wigwam-médicine »).
Ajoutons qu'il faut distinguer la Midé nettement des pratiques magiques, d'une part, et de la méde cine traditionnelle, d'autre part. Nous ne pouvons nous étendre ici sur ces deux derniers sujets, qui ont fait l'objet d'amples considérations dans nos communications précitées, quant à la médecine traditionnelle, faisons simplement remarquer que, si elle se distingue de la Midé, les rites de guérison sont néanmoins souvent associés à un rattachement à la Midéwiwin — preuve que l'Indien considère la maladie corporelle comme l'effet d'un déséquilibre plus profond, auquel il ne peut être remédié que par une adhésion plus stricte aux préceptes de la religion. Le véritable medicine-man, grand prêtre et grand médecin, devient ainsi l'instrument de la Bonté du Grand Esprit, l'intermédiaire qui apporte à l'humanité souffrante le remède par excellence, la panacée qui, pour le Chippewa, est précisément la Midé ou Grande Médecine.
Qu'est donc au juste la Grande Médecine ?
Une bonne définition en a été donnée par William Warren dans son Histoire des Ojibways, ouvrage resté classique qui a été écrit vers 1850 (2). « C'est, dit-il, la manière d'adorer le Grand Esprit, de s'assurer la vie dans ce monde et dans un monde futur et de se concilier les esprits de moindre importance qui, selon les Ojibways, peuplent la terre, le ciel et les eaux. »
Cette définition a le double mérite d'être complète et d'assigner aux divers éléments leur place respective. D'abord, elle reconnaît comme premier but à la Midé l'adoration du Grand Esprit. En langue chippewa, le Grand Esprit est parfois appelé Kijié Manido, ce qui veut dire l'« Esprit incréé ». Mais le nom qui prévaut dans l'usage courant est Kitchi Manido, littéralement le Grand Esprit, dont les Voyageurs français ont fait le « Grand Manitou ».
Kitchi Manido est regardé comme le Principe transcendant, incomparable. Selon plusieurs témoignages recueillis par une Sœur bénédictine, Sœur Iriez Hilger (3), « l'Indien pense toujours au Grand Esprit comme s'il était quelque part dans le ciel ; jamais il ne pense à Lui comme s'il se trouvait près des hommes ou au milieu d'eux. En dehors des séances de la Midé, Son Nom n'est presque jamais prononcé et à toutes les questions posées à son sujet, il est répondu à voix basse, sur un ton de crainte révérencielle. » L'Indien s'adresse rarement à Lui pour obtenir une faveur bien qu'il Le considère comme le Donneur de Vie, Celui qui soutient et protège tous les êtres. Au dire d'un vieux medicine-man, « tous les Indiens qui habitaient autrefois cette région savaient que Dieu existe, et ceci bien avant l'arrivée des Blancs. Cependant, ils ne l'invoquaient pas pour certaines choses, comme ils le font maintenant lorsqu'ils sont devenus chrétiens. Ces bienfaits, ils les obtenaient alors de leurs protecteurs spéciaux (spécial helpers). » Une vieille femme déclara encore à Sœur Hilger : « Nos ancêtres adressaient leurs prières d'abord à Kijié Manido, puis aux autres grands esprits, ceux qui demeurent dans les vents, la neige, le tonnerre, la tempête, les arbres et toute chose. »
Des observateurs superficiels ont pu se tromper de bonne foi : la réticence de l'Indien à parler du Grand Esprit, jointe à son respect vis-à-vis de toutes les forces de la nature, l'ont fait taxer de polythéiste et de païen. Le plus souvent, on a eu intérêt à entretenir cette fable, soit pour justifier l'effort missionnaire, soit pour des motifs beaucoup moins avouables : car il paraît que l'on peut tout faire à un « païen », le spolier, le corrompre et le massacrer sans remords. On voudrait que ces mensonges, qu'ils soient pieux ou intéressés, ne puissent plus être proférés. Voici du reste le témoignage de William Warren : « The fact of their firm belief and great vénération, in an over-ruling Creator and Master of Life, has been noticed by ail who have had close intercourse with them since their earliest discovery » (« La ferme croyance et la grande vénération (des Ojibways) pour un tout-puissant Créateur et Maître de la Vie est un fait qu'ont noté tous ceux qui ont eu d'étroits contacts avec eux depuis l'origine »). Sœur Hilger est non moins formelle : « Belief in a Suprême Being was firmly rooted in the Chippewa culture » (« La croyance en un Etre Suprême était fortement enracinée dans la culture des Chippewas »).
Entre le Grand Esprit et lui-même, le Chippewa reconnaît de multiples intermédiaires avec lesquels il est toujours possible, pour certains individus et dans certaines circonstances, d'entrer en contact. Il y a d'abord, pour l'initié, Midé Manido, l'Esprit de la Grande Médecine, Lumière de la révélation, ou son équivalent : Djé Manido (littéralement : le Bon Esprit, l'aspect bienveillant et protecteur de l'Etre Suprême). Puis il y a les quatre grands esprits qui président aux directions de l'espace (c'est-à-dire au développement de la manifestation universelle). Viennent ensuite les déités de la nature, celles qui habitent les lacs, les rivières, les collines, les rochers, les arbres et tous les animaux : chacune possède sa puissance propre, sa « médecine », et révèle à son niveau telle ou telle qualité du Grand Esprit ; c'est pourquoi il n'est pas rare de voir un Indien placer une offrande de tabac sur une pierre ou sur un tronc d'arbre dont la forme ou les dimensions lui inspirent un sentiment de vénération. Enfin, plus intimement, l'Indien reconnaît la présence du Grand Esprit dans son esprit gardien (obawagé kgon, littéralement : «l'esprit d'une vision »). Celui-ci, qui se confond du reste souvent avec une des déités de la nature ou un des grands esprits, voire avec le Grand Esprit Lui-même (qui revêt alors une apparence humaine), est la forme sous laquelle Kitchi Manido se manifeste à l'individu pour le protéger et le guider dans cette vie. Aussi, pour connaître son esprit (son ange) gardien, l'Indien s'adonne-t-il au jeûne dès l'enfance ; une fois que ce tuteur lui est apparu, dans un songe ou dans une vision, il peut faire appel à lui en cas de détresse, avec la certitude d'être exaucé.
Que l'intervention salvatrice soit due au Grand Esprit lui-même, ou qu'elle soit due — ce qui est le cas le plus fréquent — à l'apparition de quelqueentité subtile, l'heureux possesseur d'une vision en attribue souvent le patronage à la Grande Médecine, qu'il en soit déjà membre ou, ce qui arrive couramment, que son « rêve » lui ait donné le désir de le devenir (4). Car le moyen le plus sûr pour le Chippewa de s'assurer la protection du Grand Esprit, est de s'affilier à la Midéwiwin, la Société de la Grande Médicine qui est le corps mystique de la religion révélée, et d'en pratiquer les rites.
On a parfois décrit la Midéwiwin comme une société secrète. En réalité, c'est une organisation de caractère à la fois extérieur et occulte, dont tous les membres (Midéwininis) sont connus comme tels, et dont les rites se déroulent tantôt à découvert, tantôt entre les seuls initiés. Elle possède une structure fortement hiérarchisée, pyramidale, dont les échelons inférieurs réunissent un grand nombre de membres tandis que les grades supérieurs sont réservés à une élite de plus en plus restreinte. Ces grades, ou échelons, sont au nombre de quatre, mais on compte parfois cinq, six, sept ou huit. Ces différences s'expliquent par le fait qu'aux quatre grades fondamentaux peuvent se superposer des degrés supplémentaires qui sont en quelque sorte une « confirmation » des grades antérieurs, à l'occasion de laquelle le Midéwinini reçoit certaines grâces spéciales. Ainsi, le cinquième grade est conféré à un homme que le chagrin dû à la perte d'un être cher risque de faire sombrer dans la folie. Cependant, ces variantes ne portent pas sur les étapes essentielles de la voie religieuse et l'on considère qu'actuellement encore, tous les grades, donc toutes les possibilités de perfectionnement intérieur, restent accessibles aux membres de la Grande Médecine ; on nous a également affirmé que ceux, très rares de nos jours, qui ont atteint la quatrième degré de la hiérarchie initiatique sont considérés comme ayant parcouru le cycle entier de la religion indienne (5).
Le passage d'un degré à l'autre est soumis à des règles très strictes. Le candidat — celui que les Chippewas appellent « chercheur de vie » — doit posséder des qualifications morales rigoureuses, connaître les chants du grade auquel il aspire et, par conséquent, trouver un répondant qui accepte de les lui enseigner ; il doit aussi avoir rassemblé les offrandes qu'il remettra aux officiants le jour de la cérémonie ; enfin, il doit être prêt à se soumettre aux sacrifices préparatoires et aux longues cérémonies d'initiation.
L'initiation au premier degré équivaut à un rattachement à l'Ordre. Elle est réputée conférer la santé et une longue vie et peut être donnée à n'importe quel âge : il n'est pas rare qu'un nouveau-né soit rattaché à la Midéwiwin par la volonté de ses parents qui accomplissent en son nom le rite d'agrégation. Les initiations ont toujours lieu au printemps et elles sont précédées de rites purificatoires qui sont exécutés par le candidat lui-même (bains de vapeur pendant quatre jours consécutifs) et de rites propitiatoires (en particulier l'offrande du calumet) qui sont accomplis par le principal initiateur.
L'initiation crée un nouveau lien de parenté entre les membres et tous s'appellent « frère » et « sœur » (nikâni). Cette fraternité spirituelle n'abolit pas les liens du sang ou du clan, mais elle en engendre d'autres qui sont d'une tout autre nature. C'est la raison pour laquelle il ne sera jamais question ici du totem, institution pourtant caractéristique de la vie sociale des Ojibways, si caractéristique même que le mot« totem » a été emprunté au chippewa dodam : l'organisation sociale liée au totem subsiste donc, ses règles et tabous restant valables pour les initiés ; elle reste la loi commune, à laquelle se superpose une loi supérieure, volontairement acceptée par les adeptes de la Midé.
Le Midéwinini est tenu de mener une vie droite. Le respect de la femme est une obligation pour lui. (On notera que les femmes sont admises dans la Midé au même titre que les hommes). Il lui est interdit de mentir, de voler et de boire de l'alcool, sous peine d'une réprobation ou d'une exclusion morale qui, pour tout Indien, est le pire des châtiments. A mesure qu'il accède aux échelons successifs, ses connaissances gagnent en étendue et en profondeur. Grâce à une instruction médicale et magicale toujours plus poussée, il apprend, non seulement d'utiles pratiques, mais à lire le Grand Livre de la Nature et à en trouver le reflet en lui-même. Il est initié à la pictographie qui est l'art de transcrire en signes concrets les réalités de l'âme et de l'esprit. Des chants et des rythmes nouveaux lui sont communiqués, par lesquels il vibre à l'unisson des puissances du ciel, de l'air et de la terre. Enrichie, agrandie jusqu'aux dimensions de l'Univers et régénérée, son âme pénètre les mystères de l'Au-Delà, communie avec le Grand Esprit.
Pour faciliter à ses fidèles ce développement intégral — auquel participent à la fois le corps, l'âme et l'esprit — la Midé leur offre des moyens qui, conformément à la définition normale de toute religion, sont de deux ordres : doctrinaux et rituels (ou cultuels).
Les aspects doctrinaux sont évidemment les plus difficiles à saisir, surtout dans un milieu où les seules sources d'enseignement sont orales ou pictographiques. Les aspects rituels, par contre, sont plus immédiatement saisissables et c'est donc par eux que nous essayerons tout d'abord d'appréhender le contenu « idéal », la signification spirituelle de la Midé.
Parmi les objets sacrés associés au culte Midé, certains ont un caractère privé : ils sont la propriété de l'affilié, une sorte de prolongement ou d'idéalisation de sa personne. Tel est le cas des sacs et des poteaux-médecine.
Les sacs-médecine (Midéwayan ; angl. medicine bags) (6) sont à la fois le signe du grade atteint par le membre de la Midéwiwin et un réceptacle d'influences sacrées. Ils sont confectionnés avec la peau ou une partie de l'animal qui symbolise tel échelon de la hiérarchie initiatique : loutre, belette, vison ou castor (animaux de la surface terrestre) pour le premier grade, dont la couleur est le blanc et qui correspond à l'est ; faucon (parfois hibou ou autre gibier à plumes) pour le deuxième grade, dont la couleur est le vert et qui correspond au sud ; hibou (ou, selon les loges : renard et animaux de même famille) pour le troisième grade, auquel correspondent le rouge (ou le jaune) et l'ouest ; enfin, une patte d'ours ou une peau d'ourson pour le grade supérieur, caractérisé par la couleur noire et orienté vers le nord. Chaque membre de l'Ordre possède un tel sac, qui est son bien le plus précieux ; il le porte sous ses vêtements ou, sinon, le dépose dans un emplacement discret où personne, pas même un enfant, n'oserait le toucher. Après sa mort, son sac est enterré auprès de lui.
Pendant le rite d'initiation, le sac-médecine est utilisé à la manière d'un fusil : le Midé le braque sur celui auquel il veut transmettre l'influence sacrée et le projette d'un mouvement rapide vers le point vital qu'il veut atteindre ; comme disent les Canadiens français, il « tire » ou « souffle l'esprit » ; le coup est si fort que le récipiendaire tombe à la renverse et, parfois, reste inconscient jusqu'à ce qu'on le ranime.
Les poteaux-médecine (en anglais : medicine posts) sont également d'une grande importance pour le Midéwinini. Ce sont des pièces de bois taillées, d'environ 1,5 m de hauteur, que les initiés reçoivent lors de leur admission dans le Midéwiwin et qu'ils plantent ensuite dans un endroit secret, non loin de leur maison. Ces objets sont la représentation du grade atteint par l'initié et leur fonction, comme celle des sacs-médecine, est double : premièrement, ils rappellent à leur possesseur toutes les perfections auxquelles il a désormais accès, autrement dit lui montrent une image idéale de son âme ; et, deuxièmement, parce qu'ils étaient présents au rite d'initiation, ils sont un support de l'influence sacrée qui a été communiquée au fidèle à cette occasion.
Les poteaux des trois premiers grades sont de section circulaire et portent dans leur partie supérieure un, deux ou trois anneaux peints de couleurs symboliques. Ils sont parfois surmontés d'un oiseau sculpté (7), le symbole du quatrième degré est une croix, constituée par deux pièces de section carrée assemblées à mi-bois : la présence de ces croix dans les villages chippewas avait beaucoup intrigué les premiers missionnaires, comme les jésuites Allouez et Marquette, puis le franciscain Hennepin qui avaient d'abord cru y voir un signe que les Indiens avaient été christianisés avant leur arrivée.
Cette différence dans la forme des poteaux symboliques traduit une discontinuité entre les trois premiers grades et le quatrième. En d'autres termes, il s'opère dans l'initié qui passe du troisième au quatrième grade un véritable changement de nature ou d'état, changement sur lequel nous aurons à revenir par la suite, lorsque nous suivrons les étapes du voyage initiatique. Pour suggérer déjà en quoi consiste ce changement, nous ferons remarquer que le poteau en forme de croix récapitule les trois grades précédents et, en même temps, leur ajoute un élément transcendant, marqué par le tronçon vertical qui surmonte la traverse horizontale. Cette fonction de synthèse et d'intégration dans une dimension supérieure ressort clairement, d'une part, de la nature cruciforme du symbole, et, d'autre part, de l'emploi des couleurs symboliques. En effet, sur trois faces du montant vertical de la croix sont peintes les couleurs des grades inférieurs, selon leur ordre respectif : blanc à l'est, vert au sud, rouge à l'ouest. Quant à la quatrième face, celle qui regarde le nord, elle porte la couleur du quatrième grade, le noir, signe de l'extinction et de la Toute-Possibilité, couleur de Kitchi-Manido, à qui le quatrième degré de la Midéwiwin est spécifiquement dédié. Ce symbolisme s'éclaire encore si l'on sait que le signe pictographique qui sert à représenter les initiés de ce grade sur les rouleaux d'écorce de bouleau — qui sont les archives et les bréviaires de la Midé — est le même que le signe qui sert à désigner le Grand Esprit : la croix inscrite dans un cercle.
Chaque groupe, ou loge, de Midéwininis possède son tambour-médecine (Midé dmm ou Water drum). Sous son apparente simplicité, cet objet recèle des vertus qui le font vénérer comme un être sacré. Il est formé d'un tronc de tilleul (basswood) évidé, d'environ 25 cm de diamètre sur 40 cm de haut, dont la partie supérieure est recouverte d'une peau ; celle-ci, grattée mais non tannée, se tend en séchant et, maintenue par un cercle de bois, bouche hermétiquement l'ouverture. L'instrument est partiellement rempli d'eau (sur deux doigts environ) par un petit orifice pratiqué à la partie supérieure du fût et qui est fermé par un bouchon ; ce dispositif facilite la propagation du son, et les battements du tambour-médecine s'entendent distinctement jusqu'à une quinzaine de kilomètres. Au repos, le tambour est désigné par l'expression « seau de bois » (mitigwakik) tandis que lorsqu'ils le frappent, les Midés l'appellent « Grand-Père » (Nimicomis), rendant ainsi hommage à son origine divine. Car le tambour, comme le hochet, est considéré par les Midéwininis comme un don que le Grand Esprit a remis à Menaboju, le Médiateur divin, une fois où celui-ci était intervenu en faveur des hommes (8).
Le tambour est un univers à lui seul. Lorsque l'initié le frappe de son bâton, pour invoquer la Grâce dans les rites en commun, ou dans la solitude, ou au chevet d'un malade, il ne fait qu'imiter et répéter l'acte du Grand Esprit qui, du haut du Ciel, fait entendre sa voix (le tonnerre) à travers tout l'espace et jusque la terre. Pour expliciter ce symbolisme, le Midéwinini grave sur le fût, selon deux axes perpendiculaires, les représentations des quatre Grands Esprits des vents et de l'espace qui peuplent le monde intermédiaire reliant la peau (le ciel) au fond de l'instrument qui représente la terre, laquelle supporte l'eau. De même, au début d'une prière — lors de l'instruction d'un candidat par exemple — c'est en frappant quatre coups de tambour, autant qu'il y a de directions dans l'espace, que le medicine-man marque le début de sa récitation (9).
Quant au bâton (bagakok'kwan), cette mince baguette de bois dont l'extrémité recourbée représente le bec du plongeon, il est la partie essentielle car, sans lui, l'instrument serait muet, et comme un corps vidé d'esprit. C'est pourquoi même les personnes qui ont consenti à se dessaisir du fût ont conservé leur bâton et en ont fabriqué un substitut à l'usage de l'acquéreur.
Avec cette description du tambour sacré, nous avons comme un condensé de tout ce qui a été dit précédemment concernant la fonction de la Midéwiwin, ou Grande Médecine, qui est de relier l'homme, ou le monde terrestre, à l'univers entier et, au-delà même de l'univers, au Maître Suprême, Kitchi Manido. Pour que cette liaison s'effectue, il faut que l'influence sacrée descende du ciel sur la terre. L'acte religieux favorise cette descente tandis que certaines disciplines — la magie, la médecine — sont nécessaires, du moins dans certaines conditions du milieu humain, pour écarter les obstacles qui ont leur racine dans le monde intermédiaire.
Ce schéma cosmologique se retrouve dans toutes les traditions de l'humanité. C'est un schéma à double sens : un sens ciel-terre, une descente des effluves divins parmi les hommes, et un sens terre-ciel, qui est un appel, puis une ascension de l'homme vers les réalités d'en-haut.
Il nous reste encore à voir comment, en pratique, ce schéma s'actualise dans la Midéwiwin, c'est-à-dire comment celle-ci permet à ses fidèles de s'élever par étapes de l'état d'homme ordinaire à des étals supérieurs de vertu, de conscience et de connaissance, ou comment, pour reprendre la terminologie ojibway, la Midé fait trouver au « chercheur de vie » l'objet de sa quête.
Pour comprendre ce mystère, il nous faudra pénétrer dans la loge-médecine, suivre les principales péripéties d'un rite d'initiation, progresser sur le « chemin de la vie » jusqu'à son extrême limite, et essayer enfin de nous transporter en imagination dans cette limite même qui est le but de la Midé, le modèle, le prototype de toute création, le point où l'homme se divinise, devient semblable à Menaboju, le Médiateur universel, l'homme divin, le dieu humain. (à suivre)
Jean-Louis MICHON.