L'ouvrage qu'on va lire a été préparé en grande partie en prison. Son auteur a dû en effet subir l'arbitraire anglais simplement pour avoir défendu la tradition culturelle de son peuple. Quinze ans plus tard, L. Frazer, dans son livre India under Curzon and after, disait en 1911: « Il est hors de doute que les passages pour lesquels M. Tilak a été emprisonné étaient réellement si innocents qu'actuellement on ne pourrait trouver un jury qui le condamnerait pour cela. »(1)
La publication de la première édition a été différée pendant plusieurs années par l'auteur lui-même, tant ses conclusions lui semblaient fantastiques. « C'est seulement quand il fut absolument sûr de ses bases qu'il donna son accord pour la publication de son livre, ceci en 1903. » (2)
Tilak met l'accent sur l'aspect "théorie" de ses déductions à partir de l'analyse serrée des textes et des recoupements opérés dans les mythes et légendes de différents peuples. C'est dans sa forme un excellent exemple d'une production traditionnelle dans le style de l'école des Pandits indiens, qui se caractérise par une remarquable mémorisation des textes, une maîtrise de la logique, laquelle atteint quelquefois la virtuosité, ce qui est tempéré par les nombreuses redites et répétitions nécessaires toutefois pour ramener le lecteur à l'essentiel. Les interprétations des passages analysés et expliqués dans cet ouvrage n'ont pas fait l'objet, depuis 75 ans, de réfutations sérieuses. Au contraire, nombre d'explications proposées ont été confirmées par les travaux ultérieurs.
Cependant les arguments géologiques et climatiques sur lesquels s'appuie Tilak ont perdu, semble-t-il, une certaine partie de leur valeur. Les théories modernes peuvent néanmoins s'accorder avec les données traditionnelles fournies par les Védas. Il faudrait aussi se reporter aux résultats de la science soviétique en ces domaines.2 bis 11 est en tout cas assuré que les régions arctiques n'ont pas toujours été aussi froides qu'à présent, et que ce changement n'est pas très ancien. Par ailleurs, de nouvelles méthodes de datation comme la dendrochronologie, sur des arbres très anciens tels que le pinus aristata, font reculer l'histoire européenne de près d'un millénaire par rapport à ce qui était communément admis. C'est ainsi que selon l'archéologue britannique Colin Renfrew, utilisant les dates corrigées par les concentrations de carbone 14 dans les anneaux de ces arbres, les constructions de Stonehenge sont bien antérieures au commencement de la civilisation mycénienne (— 1.400) et les tombeaux mégalithiques de Bretagne précèdent de quinze siècles les pyramides d'Egypte, ce qui nous amène à — 4.500, date qui appartient à la période appelée par Tilak "période d'Orion" (le soleil se trouvait alors, au moment de l'équinoxe de printemps, dans la constellation d'Orion).
Les données astronomiques concordent également avec les fameuses tables indiennes, rapportées en France par divers explorateurs et missionnaires, et qui avaient été étudiées par ]ean Sylvain Bailly (1736 — guillotiné en 1793), astronome du roi, qui en avait conclu qu'elles étaient fondées sur des observations effectuées sous le 49e degré de latitude nord. Mais J.S. Bailly pensait que "le peuple inconnu", qu'il identifiait aux Atlantes et qui était à l'origine de cette astronomie si précise, n'était pas originaire de ces latitudes, mais que l'existence de ces observations pieusement conservées ne pouvait se concevoir à une époque ancienne que pour des peuples septentrionaux qui, en descendant vers le Sud « ...entre le 60e et le 50e degré de latitude, découvrant un ciel nouveau, auraient joui tous les jours de la vue du soleil, connu le zodiaque entier, et partagé cette zone en quatre parties. »3 Les changements des conditions astronomiques ainsi observés de part et d'autre du Cercle Arctique auraient donc amené la nécessité d'une réflexion pour tender d!expliquer ces phénomènes et adapter la cosmologie en conséquence. J.S. Bailly parle également, dans le même ouvrage, de la fable de Proserpine, des fêtes d'Osiris et d'Adonis, ainsi que de la fable de Freja et de son mari, « lequel était libre de s'absenter du lit nuptial pendant 65 jours, pourvu qu'il s'acquittât de son devoir pendant les 300 autres jours. Il est impossible de n'y pas reconnaître le mariage du soleil avec la terre et la nuit de 65 jours de certains peuples du Nord. »
Bailly plaçait l'origine des migrations de "ce peuple inconnu" sur les bords du vaste estuaire de l'Obi. Pour lui, ce peuple aurait remonté peu à peu le fleuve et ses affluents vers le Sud, donc vers le soleil. Il voyait déjà dans ce peuple l'élément commun à des traditions apparemment aussi diverses que celles des Phéniciens, des Egyptiens, des Crées et d'autres peuples d'Asie (en particulier Perses et Indiens).
« ...Lorsqu'on réunit ces traditions, souvent vagues et confuses, on voit avec êtonnement qu'elles tendent toutes vers un même but, qui est de placer les origines dans le Nord. »4 Ainsi qu'on le verra, les conclusions de J.S. Bailly précèdent de près d'un siècle et demi celles de Tilak, qui d'ailleurs ne connaissait pas son œuvre. Les concordances et recoupements qui peuvent être effectués à partir des données contenues dans ce livre sur les écritures védiques, inconnues en Europe à l'époque où Bailly écrivait, sont donc du plus haut intérêt pour tous ceux qui sont à la recherche des lointaines origines des peuples dénommés aujourd'hui "indo-européens" et que Tilak dénomme, selon l'usage de son époque, "aryens".
La version originale de ce livre était parfaitement connue de René Gué-non et constituait sans doute, à en juger par sa correspondance, la principale source sur laquelle il s'appuyait pour affirmer l'origine hyperboréenne et polaire de la "Tradition primordiale". Ce fait est d'ailleurs confirmé par une réponse à un article de Paul Le Cour, animateur de la revue Atlantis, publiée dans Le Voille d'Isis d'octobre 19295: « ...Ce n'est nullement "malgré notre hindouisme" (M. Le Cour, en employant ce mot, ne croit probablement pas dire si juste) mais, au contraire, à cause de celui-ci que nous considérons l'origine des traditions comme nordique, et même plus exactement comme polaire, puisque cela est expressément affirmé dans le Véda, aussi bien que dans d'autres livres sacrés. » A cet endroit, René Guenon signalait en note le présent ouvrage de Tilak, qu'il qualifiait de "remarquable", mais « qui semble malheureusement être resté complètement inconnu en Europe, sans doute parce que son auteur était un Hindou non occidentalisé. »
Cette appréciation est en effet parfaitement juste et justifiée, puisque B.G. Tilak a joué un rôle de tout premier plan pour protéger son peuple de l'acculturation occidentale et qu'il fut le principal catalyseur de la lutte pour l'indépendance avant Gandhi. De ces deux raisons pour le passer sous silence, la première a été beaucoup plus déterminante. A la différence de Gandhi, B.G. Tilak n'allait pas chercher ses références en dehors de la tradition à laquelle il appartenait. Il était d'ailleurs reconnu comme le représentant incontesté de l'orthodoxie hindoue au sein du parti du Congrès qu'il avait contribué à transformer, du club politique favorable aux Anglais qu'il était à l'origine, en un instrument de combat contre la puissance coloniale. C'est lui qui, le premier, lança l'idée du swaraj, ainsi que de nombreuses formes d'action reprises par son successeur: boycottage du service du gouvernement, refus de payer l'impôt, jeûnes, swadeshi (achat de produits indiens), etc.; il admettait cependant la révolte armée. Principal animateur du parti du Congrès avant que Gandhi n'entre en scène, il mourut le 1" août 1920, le jour où Gandhi lança son premier Satyagraha (opération non violente) qui se solda d'ailleurs par un échec (connu sous le nom de "massacre d'Amritsar").
Nombreux, en effet, sont ceux en Europe qui considèrent Gandhi comme un authentique représentant de l'hindouisme, alors qu'en fait son retour, la quarantaine passée, à la religion de ses pères (qui étaient jaïns) était davantage motivé par les nécessités de l'action politique que par conviction ou fidélité. Il s'appuyait en effet sur des écrivains aussi divers que Tolstoï, Carlyle, Rousseau, Emerson, pour ne citer que les principaux, et il ne faut pas oublier non plus qu'il faillit se convertir au christianisme à deux reprises. Gandhi avait, contrairement à Tilak, l'appui de la grande bourgeoisie occidentalisée, et c'est ce qui fit sa fortune politique. Par l'image du moine errant ( sadhou ) ou du renonçant, qu'il s'était donnée, Gandhi se plaçait de fait en dehors des voies du pouvoir, comme d'ailleurs en dehors de la société indienne. Le titre honorifique qui était le sien, "Mahatma", était purement spirituel et n'impliquait rien de temporel. Par contre, la conscience populaire avait décerné à Tilak deux titres de souveraineté: "Lokamanya", c'est-à-dire "honoré par le monde entier", et "Maharaj", "grand roi"; le premier mettant l'accent plus sur sa renommée religieuse et culturelle, le second sur sa renomée politique. C'est qu'en effet B.G. Tilak est une incarnation de l'idéal aryen de souveraineté en ce qu'il réalisa en lui-même et dans sa vie une synthèse du brahmane et du kshatriya, ou en termes plus proches de nous, du prêtre et du guerrier. En tant que brahmane, il disait: « Le swaraj est mon droit de naissance »; en tant que kshatriya, il ajoutait: « et je l'obtiendrai. » Le swaraj avait pour lui une résonance bien plus profonde que son acception d'"indépendance" dans le langage politique d'aujourd'hui. « Qu'est-ce donc, le swaraj? — C'est une vie centrée sur le Soi et dépendante du Soi. Il y a un swaraj dans ce monde-ci comme il y en a dans l'autre. » Tilak s'inspirait invariablement de /'Advaïta Védanta (non-dualisme), complété par la Bhagavad Gîta avec son type héroïque de l'acteur sans égo, réalisant cet équilibre, qui manque tant à notre époque, entre la contemplation et l'action. Il pensait que Vunification de l'Inde, et notamment le rapprochement des Hindous et des Musulmans, pouvait se faire sur la base philosophique de /'Advaïta.
Tout cela confirmera, nous l'espérons, à l'esprit du lecteur l'authenticité des connaissances traditionnelles que contient cet ouvrage, exhumées et remises en forme par un représentant d'une tradition ininterrompue depuis plus de 4.000 ans et qui, nous semble-t-ïl, sont aussi importantes pour l'Hindou suivant sa religion que pour l'Européen qui renoue avec sa véritable identité spirituelle.Mahratta en langue anglaise.