Nous sommes au courant depuis plusieurs années des progrès que fait la connaissance de l'œuvre de René Guenon dans les milieux intellectuels, et plus spécialement universitaires, du monde indo-pakistanais Il est temps, pensons-nous, de prendre acte à ce sujet, dans une chronique, de quelques faits caractéristiques.
M. Mohammad Hassan Askarî, Professeur de littérature anglaise à Islamic Collège (Université de Karachi), qui, dans les années précédentes, a publié en anglais un article sur Guenon et sa vie, vient de rédiger en ourdou (langue officielle du Pakistan) deux brochures :
1. Un répertoire d'environ 200 erreurs que commettent les gens d'esprit moderne à l'égard des doctrines et des réalités traditionnelles ;
2. Une courte histoire du développement de la mentalité moderne.
L'auteur a présenté l'année dernière ces travaux au Muftî Mohammad Chafî', Recteur de la Dâru-l-Ulûm de Karachi qui, les trouvant fort bien venus, en a inscrit l'étude dans le programme de l'année universitaire 1968-1969. Pendant les trois mois du dernier automne, le Prof. Mohammad Taqî (le propre fils du Recteur) qui avait reçu la charge de ce développement, a pris les textes respectifs comme base d'un cours, très suivi du reste, qui se continue en 1969. On rapporte de l'enseignement dispensé ainsi la phrase suivante : « L'analyse faite par Guenon montre qu'il est ferme dans la voie du Prophète et de ses compagnons » ; ceci signifie, en outre, pour nous que le climat spirituel de ces régions asiatiques est beaucoup plus ouvert aux conceptions universalistes de la tradition qu'on ne l'aurait pensé. — En outre, l'altération produite par l'esprit moderne y est d'ailleurs beaucoup moins profonde que ne le croient les Occidentaux, même de mentalité traditionnelle, qui se laissent trop facilement impressionner par les dégradations extérieures du décor et du style social2. — M. Askarî nous informe en même temps que, dans l'Inde même, les jeunes Musulmans s'intéressent de plus en plus aux idées traditionnelles dans leur élaboration guénonienne.
Pour mieux se rendre compte des particularités favorables que présente la région traditionnelle respective (laquelle correspond à la notion géographique de « sous-continent asiatique ») nous citerons quelques passages (rajustés seulement au point de vue verbal) de la correspondance antérieure avec M. Askarî qui, en envisageant de traduire en ourdou plusieurs de nos propres articles, nous disait ceci à propos de celui intitulé « L'Islam et la fonction de René Guenon » :
« Dans ce dernier article vous examinez la question de l'introduction des ouvrages de Guenon dans un milieu islamique. J'ai certaines choses à dire sur ce point.
« Je ne connais pas l'atmosphère intellectuelle existant dans les autres pays islamiques. Mais quant aux Musulmans du Pakistan et de l'Inde, la situation est un peu différente. Tout d'abord il est important de réaliser que nous n'avons jamais insisté sur la division entre Sharîat et Tarîqat(3) mais sur leur harmonie. Chez nous les plus grands maîtres ésotériques ont toujours été en même temps des maîtres de l'exotérisme; tel est le cas, par exemple, du Cheikh Ahmed Sirhindî, du Shah Waliyullâh ad-Dihlawî, ainsi que de ses trois fils Shah Abdu-1-Azîz,> Shah Abdu-1-Qâdir, Shah Rafîu' d-dîn, et enfin le cas de Shah Ashraf Alî qui est le plus grand maître ésotérique et exotérique du 20e siècle. Ainsi, il n'est nullement choquant pour nous quand Guenon considère les choses d'un point de vue ésotérique.
« Quant à la question de la présentation de l'œuvre de Guenon dans un milieu islamique, vous dites, page 16: : « Mais ces avantages d'intelligibilité ne valant que pour une élite, sa synthèse doctrinale ne saurait être portée d'emblée dans une langue de civilisation à base religieuse, où la présence d'un enseignement dogmatique officiel et la foi aux formes particulières de la révélation sont des éléments constitutifs de la tradition ». Et à la page 17 : « Une présentation éventuelle de l'œuvre de René Guenon dans un milieu traditionnel islamique devrait par conséquent se faire avec une référence compétente aux doctrines ésotériques et métaphysiques de l'Islam, tout en tenant compte de ce qu'il y a d'inévitablement délicat pour une exposition des doctrines ésotériques de l'Islam, même devant un public qui ne saurait être considéré dans son ensemble comme capable de comprendre les choses de cet ordre. »
Et plus explicitement sur la page 24 vous mentionnez les « conceptions purement intellectuelles qui caractérisent la synthèse doctrinale de René Guenon et qui auraient besoin d'une présentation et d'une justification plus particulière dans un milieu de civilisation islamique ». Je pense que l'attitude intellectuelle et métaphysique de Guenon ne sera pas gênante pour nos lecteurs. Pendant cinq ou six siècles nous avons eu des ouvrages innombrables qui se sont placés dans la même attitude et du même point de vue. Nous ne pouvons oublier le rôle qu'a joué la Dâru-l-'Ulûm à Deobend pendant les derniers cent ans. Shah Ashraf Alî qui avait une connexion intime avec cette « Maison des Sciences (au sens traditionnel du mot) » a expressément déclaré que de nos jours le sulûk 'ishqî [marche initiatique basée principalement sur la vertu du désir spirituel] avait perdu une grande part de sa validité, et était devenu même dangereux : lui-même conseillait à ses disciples l'adoption du sulûk 'ilmî [marche initiatique basée principalement sur la compréhension doctrinale.]4.
Sur la page 28, vous envisagez la question des autorités exotériques devant les écrits de Guenon. S'il fallait trouver une « justification » dans cet ordre, je pense qu'elle peut venir aisément de nos maîtres. Pour mon propre bénéfice, j'ai souvent relevé dans les ouvrages de ceux-ci des constatations confirmant ce que disait Guenon ; il est dommage que je n'ai pas pris de notes à cet égard.
'Sur la page 29, vous parlez d'hostilités rencontrée par le Cheikh al-Akbar dans les milieux exotéristes. Ce n'est pas le cas chez nous. Certes il y a eu des objections — les plus remarquables venant d'ailleurs, non du côté exotérique, mais du grand maître ésotérique Cheikh Ahmed Sirhindî. Et la défense du Cheikh al-Akbar est venue non seulement du côté ésotérique, mais aussi du côté « exotérique » : une des meilleures de ces défenses est en effet venue de Shah Ashraf Alî qui occupait incontestablement la fonction d'autorité exotérique [tout en étant, bien entendu, un maître ésotérique également]. Il a consacré deux petits ouvrages à ce sujët. Ainsi, nous n'avons jamais manqué de respect et de révérence pour le Cheikh al-Akbar. Ses Futûhât Makkiyya sont souvent citées comme autorité dans les ouvrages exotériques qu'on publie de nos jours. C'est le cas spécialement des gens appartenant à la Dâru-l- 'Ulûm de Deobend qui sont connus pour leur orthodoxie exotérique et pour leur sévérité à cet égard.
Notre milieu n'est pas hostile à la conception de la Wahdatu-l-wujûd (5) La plupart des gens restent silencieux sur cette question. Mais c'est le thème central de notre poésie traditionnelle en ourdou ou en dialectes comme le punjabî, le sindhi et le pushtu. Les habitants de nos villages chantent la Wahdatu-l-wujûd toutes les nuits.
Quant à ce que vous dites sur la question de l'universalité traditionnelle, page 31, et sur l'usage par Guenon de termes et concepts hindous, permettez-moi de faire quelques précisions :
a) Au 17" siècle, le prince Dârâ Shikûh, fils de l'Empereur Shah Djahân a déjà préparé une correspondance entre les termes ésotériques hindous et les termes islamiques. C'est un petit livre nommé Majma'u-l-Bahrayn (= La Réunion des deux Mers)6 ; la traduction en ourdou est accessible même aujourd'hui pour un demi-franc.
b) Le Cheikh Ahmed Sirhindî lui-même a reconnu la validité des doctrines védiques. Ce dont il doute ce sont les possibilités de réalisation offertes par l'Hindouisme actuel.
c) Shah Waliyullâh ad-Dihlawî a écrit sur les doctrines védiques dans son ouvrage Lamahât que je vous ai déjà envoyé.
Le document le plus explicite sur cette question est une lettre par Hazrat Maz'har Djânî Djânân contemporain et ami de Shah ad-Dihlawî (18e siècle) qui appartenait à l'ordre des Mujaddidiyya Naqshabandiyya et qui était reconnu par Shah ad-Dihlawî comme un saint plus grand que lui-même, et qui était aussi le Cheikh du Qâdi Thanâu-Llâh (tous ces maîtres, étant d'une orthodoxie incontestable). Cette autorité admet la vérité des doctrines védiques, mais a des réserves quant à la validité actuelle de la tradition hindoue. e) Un autre saint du 18e siècle, Shah Kâzim Qalandar a écrit des poésies sur le thème de la Wahdatu-l-wujûd en employant des termes et des symboles hindous. Il n'est pas le seul à l'avoir fait. Mais je mentionne son nom parce que ses poésies ont été publiées avec un commentaire détaillé. Pareille chose à dire des poésies de son fils Shah Turâb Alî Qalandar du 19e siècle. »
Nous arrêtons là cette fois-ci les citations de la riche et pittoresque fresque intellectuelle que nous a value ces dernières années notre correspondance avec le Prof. Askarî. Mais nous y reviendrons prochainement encore à propos de René Guenon.