Guido

"Mercuriales Viri". Art et Tradition*

Guido De Giorgio
(Publicado no Diorama Filosofico em 1939)

Le monde occidental actuel semble avoir oublié jusqu'aux grandes lignes les plus évidentes d'une véritable organisation traditionnelle, confondant sous l'effet d'une étrange incompétence les valeurs les plus pures de l'esprit avec les expressions hybrides d'une sentimentalité doucement déviatrice qui s'alimente exclusivement à ce qui est extérieur et profane. Nous entendons par extériorité ce qui se rapporte à l'individu comme tel, centre psychologique d'où s'irradie une activité qui est une véritable aberration par rapport à la vérité ; laquelle est au-dessus et au-delà de l'individu, dans une sphère de pure et radicale intériorité, où l'individualité est entièrement neutralisée et dissoute, comparable à la lumière incolore, alors que l'individu est clignotement, éclair chromatiquement indéterminé.

Est extérieur, par conséquent, tout ce qui est individuel, "profondément senti", "profondément vécu", ce qui vibre encore plus subtilement ; ce qui garde jalousement l'empreinte d'une détermination caractéristique, ce qui est "origi nal", c'est-à-dire coupé de toute racine traditionnelle, ce qui s'impose par l'énormité expressive et la vanité de son insuffisance réelle. Nous sommes donc dans le domaine esthétique, qui embrasse tous les types expressifs et toutes les tonalités, de la cacophonie à la phrase mélodique, des suavités parcimonieuses aux plénitudes océaniques confluant dans l'aes sonans du vide sentimental. C'est le domaine de l'art, de la poésie, de ce qu'on appelle la créativité esthétique, de ce qui est pure expression d'états, académie du frisson, acrobatie du soupir, du hurlement, du ricanement, enfin tout ce qui, surgi dans l'individu comme espression nettement univoque, s'adresse à la masse pour obtenir la confirmation, et pratiquement la consécration, de son insuffisance.

Si le monde moderne était ici, comme ailleurs, plus cohérent, il réserverait ce qui est expression purement individuelle à l'individu d'où elle provient ou à un cercle restreint de personnes où peut se refléter la même et vaine expérience. Mais l'art veut à tout prix sortir de l'individu pour se répercuter dans la masse, donnant lieu à un divertissant processus de création et de recréation : de façon que ce qui était déjà exprimé sous le sceau d'une limitation, reçoive d'autres limitations successives qui tentent de dominer la première, transformant ainsi l'œuvre d'art en un timbre-poste sur lequel s'impriment d'innombrables cachets, chaos d'imprécision fixatrice comparable à la goutte qui se croit océan simplementparce qu'elle se colore et s'agite et se démène dans les méandres de son écoulement. Cette manie s'appelle art et va des plus grands aux plus humbles, contaminant le goût occidental sous l'étiquette d'une soi-disant intériorité qui est pure et évidente extériorité, parce qu'elle émane de l'individu ou, mieux, de ce qu'il y a de plus individuel dans l'homme, et s'adresse aux individus qui composent cette hétérogénéité globale à laquelle on donne le nom de masse. On atteint ainsideux extrêmes apparents, l'individu et la masse, le résidu à l'état d'isolement et le résidu à l'état chaotique de mélange et d'ensemble désagrégé. Tels sont les deux pôles de l'esthétique moderne et, pourrions-nous dire, de la vie moderne, qui est fatalement résiduelle, concrétionnelle, par conséquent stérilité et mort.

Aubes, déclins, nuits lunaires, frissons passionnels, grondements de moteurs, intermittences sentimentales, pseudo-mysticismes avortés, tout ce qui est instable, transitoire, impermanent se succède dans un processus de réceptivité anormale, vain et pathologiquement infra-humain. Ce qui devrait être simple et significative expression dialogique ou épistolaire, conservant par là même une certaine fraîcheur d'inspiration par la confession explicite de sa momentanéité, se raidit monumentalement, s'impose ou tente de s'imposer, comme expression durable, permanente, comme modèle idéal d'autres catastrophes esthétiques, créant ainsi ce département d'imbécillité chronique auquel on donne le nom de monde de l'art.

Il y a un vieil adage que tout le monde répète mais qui n'est compris que d'un très petit nombre : Ars longa via brevis, où est affirmée l'universalité de ce qui outrepasse la sphère de l'individualité et se place dans un domaine que ni le temps ni la mort ne peuvent blesser ou détruire. Ce domaine est celui de la vraie poésie, qui a un contenu d'universalité sacrée parce qu'à travers l'expression d'états apparemment liés au hic et nunc d'une individualité déterminée, elle permet d'accéder à des vérités supérieures, gardées par les Mercuriales Vïri les vrais poètes, au sens hautement traditionnel du terme. Ceux-ci sont les médiateurs entre l'humain et le divin, ceux qui obéissent nécessairement à une loi de l'aristocratie en se séparant du profanum vulgus, non en raison d'un superficiel principe de supériorité, mais parce qu'ils réalisent, à travers l'art et la poésie, des états supra-humains qui appartiennent à la sphère des vérités immuables, au cycle divin. Tels sont les vrais poètes et les vrais artistes, qui saisissent et fixent dans les rythmes éphémères du monde les centres stables de lumière par lesquels on parvient à la réalisation, non de l'"humain" et du "cosmique", mais du supra-humain et de l'hyperuranien.

Nous touchons ici la notion d'une poésie et d'un art traditionnels qui obéissent à une norme et sont contenus dans un canon, qui ne veut ni ne peut ni ne doit être original, mais au contraire transindividuel, universel. Cet art et cette poésie sont vraiment créateurs parce qu'ils rendent à l'homme sa dignité divine, lui font transcender les limites de son individualité, lui permettent de naître dans de nouveaux mondes de lumière, l'entraînent de mont en mont, de sommet en sommet, dans la sphère où toute mort est une résurrection, tout don une offrande, tout geste un sacrifice, et toute vie un rite révélateur. Le monde des apparences est dépassé, baigné par une lumière qui le décompose dans les rythmes les plus occultes, les vibrations les plus subtiles, et le fait s'agenouiller devant les Archétypes éternellement immuables dans leur vie divine.

Tandis que les orientations de cet art et de cette poésie sont apparemment fixées, rigidifiées par la norme, en réalité la création poétique ne survient que dionysiaquement, par une impulsion sacrée, un enthousiasme — au sens étymologique du terme — qui dépouille l'homme de son individualité, l'arrache à lui-même, le lance dans de terribles tourbillons de lumière pour éprouver sa force, son autonomie, sa domination et l'entraîne de seuil en seuil dans le monde du vrai mystère, le Mystère Divin. C'est là le sens vrai et caché de l'art antique, que les modernes jugent froid, canonique, mort, parce qu'ils sont incapables d'en approfondir, sous l'apparente monotonie des formes et des rythmes, l'intériorité abyssalement féconde de bien d'autres vertiges que ceux de la sensibilité d'aujourd'hui, succession de flammèches artificielles se prenant pour la merveilleuse fête des étoiles !

L'art, la poésie modernes sont choses profanes, même quand ils parlent de choses sacrées, car ils n'expriment que des états individuels qui, si éthérés ou subtils qu'ils soient, ne cessent pas d'appartenir à la caverne humaine, au centre mort de l'individu, d'où le Poète, le Mercurialis Vir doit vraiment s'évader s'il veut se retrouver lui-même, retrouver sa progéniture divine, sa raison d'être, son essence, sa vie, et surtout son éternité.

Ce qui est humain reste fatalement humain : donc humus, terrestre. L'humain féconde la terre et retourne à la terre et n'échappe pas à la terre. L'épithète de "divin" si libéralement accordée à des poètes et artistes profanes est l'expression la plus typique de l'imbécillité humaine et de l'incompréhension de toute vérité traditionnelle. Seul est divin ce qui n'est pas humain, de façon absolue, ce qui est sacré, ce qui appartient au domaine de l'éternité, ce qui vient de l'homme qui n'est plus homme, qui a dépassé, transcendé son humanité, qui est mort avant de mourir, qui est rené à la vraie vie, qui a brisé ses chaînes dans un sursaut de la chair qui se fait esprit, de l'ombre qui se fait corps, du corps qui se fait habit de gloire. Il n'y a pas d'autre dépassement en dehors de celui-là, la réalisation d'états supra-humains, dont l'art et la poésie offrent, dans des illuminations symboliques, la représentation des degrés, fixant en formules de lumière le rythme de l'ascèse, taillant des marches dans la glace vive des parois vertigineuses le long desquelles le pied est aile, l'aile de Mercure, _ le guide divin, père et inspirateur de poètes auxquels il montre les mondes infinis de la création de l'esprit dans l'esprit.

Cette conquête était le terme idéal de la poésie et de l'art antiques, qui ne se réduisaient pas, chez les vrais et grands poètes, à des monologues sentimentaux, à des expressions limitées à l'exubérance de vibrations purement subjectives, individuelles. L'expression Mercuriales Viri est d'Horace, poète de l'époque d'Auguste, de la romanité triomphant sur elle-même et sur le monde, lorsque la grande pax romana scellait le long enfantement de la puissance méditerranéenne dans un équilibre parfait de vie, d'art et de pensée. S'il y avait la force, s'il y avait la grandeur, c'était toujours l'esprit qui les alimentait par la bouche de ses poètes exaltant la mission de Rome, médiatrice entre le passé et l'avenir, l'Orient et l'Occident, l'humain et le supra-humain, le monde de l'éphémère, de l'individuel, du profane et la sphère du sacré, de l'universel, de l'éternel.

Nouvelle puissance, seule et grande puissance : celle de l'Aigle qui plane solitaire dans les cieux, pénétrant les mystères des grands espaces et tirant du soleil la force de son vol foudroyant.


[24 Janvier 1939]

* "Mercuriales Viri. Arte e Tradizione".